« On fait du Young Fathers, point ! » Voilà ce que m’a répondu Alloysious Massaquoi, le chanteur du trio écossais, quand je lui ai demandé de me dire dans quel style son groupe évoluait. La réponse peut sembler, au mieux audacieuse, au pire prétentieuse, mais une simple écoute de leur nouvel album White Men Are Black Man Too suffit à leur donner entièrement raison. Mélange de grime, de kraut, de hip-hop expérimental, de pop et de world music, White Men Are Black Man Too ressemble à un puzzle dont aucune pièce ne collerait avec l’autre mais qui, pourtant, réussirait à former un tout d’une beauté et d’une profondeur absolues. Un disque frondeur et téméraire sur lequel Massaquoi, ‘G’ Hastings et Kayus Bankole, tous trois âgés de 27 ans, s’amusent à découper, coller et raturer une gigantesque photo du paysage musical actuel. On a passé un moment avec eux pour parler de leur musique, de leurs projets et de leur victoire au Mercury Prize, en octobre dernier.
Videos by VICE
Noisey : Alors, ça fait de remporter le Mercury Prize ? « G » Hastings : Franchement, on le méritait. A nos yeux, cette victoire n’est ni un aboutissement, ni une contrainte qui nous obligera à nous soumettre aux envies et aux caprices de certains. Cette récompense ne va pas changer nos objectifs, on ne cherchera pas à être le nouveau groupe dont tout le monde parle, on ne cherchera pas à être branchés, et on ne deviendra pas non plus un groupe pop.
Alloysious Massaquoi: Personnellement, j’ai réalisé que nous avions remporté ce prix quand je suis rentré chez moi et que les amis de ma mère m’ont dit : « Oh mon Dieu c’est toi qui as gagné ». Quand tu fais de la musique depuis que tu as 14 ans, tu ne cherches pas forcément à remporter des prix. Une récompense est toujours la bienvenue, mais ce qui t’anime avant tout c’est la passion et l’amour pour la musique. S’il y avait un award à remporter, c’était celui-ci. Dans un sens, cette récompense est aussi synonyme de reconnaissance de la part de l’industrie et de tous les gens en dehors de cette sphère qui vont se dire « ah oui, je connais ces gars-là, j’ai déjà entendu ce qu’ils font. »
Kayus Bankole: Comme l’ont dit les gars, ce n’est pas une fin en soi. C’est bien, mais il reste toujours des gens qui ne nous connaissent pas et que notre musique peut interesser. C’est pour ça qu’on est là, pour qu’un maximum de gens nous écoutent.
Parlez-nous de la scène écossaise. Alloysious Masssaquoi : Il n’y en a pas. [Rires ]
‘G’ Hastings : On ne se soucie pas de la scène écossaise — si on peut appeler ça une scène. On est investi dans différents mouvements et on pioche dans ce qui nous intéresse. Pendant des années, on a rencontré des mecs de différents groupes qui jouaient différents styles. En Ecosse, il n’y a pas de vraie culture et de scène indé. Je pense que c’est pas plus mal pour nous, qui sommes marginaux et qui entendons bien le rester.
C’est dur de vous réduire à un style. Comment vous décririez votre musique ?
Alloysious Massaquoi : Elle ne correspond à aucun style, si ce n’est le nôtre. Je pense qu’il faudra que des gens nous copient avant qu’on puisse nous coller une étiquette. Ce qu’on fait est différent de ce que proposent les autres. On fait du Young Fathers, point ! Si les gens n’arrivent pas à décrire notre musique, qu’ils le disent, tout simplement. Ne dîtes pas qu’on ressemble à tel ou tel groupe parce que la basse sonne pareil ou parce que ils sont aussi composés de deux Noirs et d’un Blanc.
Parlons un peu du titre de l’album, White Men Are Black Men Too. Alloysious Massaquoi : Ce titre a plusieurs significations. Le principal message qu’on a voulu faire passer c’est qu’il faut accepter la différence — que ce soit entre les peuples, les cultures, les religions, mais aussi avec soi-même. Le but c’est d’amener les gens à voir plus loin, qu’ils comprennent que le monde n’est pas tout blanc ou tout noir.
‘G’ Hastings : On a volontairement cherché à créer la confusion avec ce nom. En revanche, on ne pensait pas provoquer autant de réactions. On avait plusieurs idées et on a demandé aux gens ce que leur inspirait ce titre. Certaines personnes étaient là « Qu’est-ce que ça signifie? A quoi ressemble cet homme ? Comment est-il présenté ? Comment décrire un homme blanc ? Comment définir un homme noir ? » Certaines personnes étaient contre le concept de noir et blanc, par principe moral. On aime mettre les gens face à ce type de stéréotypes. Pourquoi ne pas faire chercher à créer la confusion chez les gens ? Ça les fait réfléchir et ça leur donne l’opportunité de parler. Même s’ils n’aiment pas l’album, ils en parleront et pour nous, ce sera une victoire, car on aura réussi à créer le débat et à faire réfléchir les gens.
Il y a des gens qui ont réagi négativement à ce titre ? Alloysious Massaquoi : Ce titre représente notre vision de la société, il est basé sur notre expérience. On a tous une expérience et une histoire différente. Ce qu’on veut faire passer comme idée c’est qu’il ne faut pas juger quelqu’un par rapport à ce qu’il incarne au premier abord. C’est ce que les gens ont fait pendant des années, car c’est ce qu’ils ont entendu pendant des années. Aujourd’hui, il est important d’accepter nos différences, afin qu’elles se normalisent.
Kayus Bankole : Cette différence n’a plus rien de bizarre ou d’étrange, mais le fait qu’on en soit toujours au même point est inquétant. Il suffit de voir ce qu’il se passe en ce moment…
‘G’ Hastings : On est écossais, donc on dit les choses comme elles sont. On veut faire comprendre aux gens d’où l’on vient et on veut qu’ils l’acceptent. Je pense que l’art, la vidéo, et la musique sont de bons moyens pour faire passer un message et faire comprendre certaines choses aux gens. C’est ce dont parle l’album : il parle de différence.
Alloysious Massaquoi : On essaye de présenter les problèmes auxquels on a été confronté dans ce pays. Quand je parle des mecs avec lesquels j’ai grandi, je parle de mon expérience personnelle. Donc je pense que chacun doit interpréter l’album selon sa propre expérience.
Comment avez-vous retranscrit ces thèmes dans l’album ? ‘G’ Hastings : Le titre de l’album est fort – du moins il l’est assez pour que les gens en parlent – et les textes de nos morceaux le sont aussi. Tout est complémentaire dans cet album.
Kayus Bankole: L’album peut être perçu comme le disque d’un groupe en colère, mais ce n’est pas le cas. C’est aussi le message qu’on fait passer à travers le titre de l’album. Tu peux faire des constats et les revendiquer à travers des morceaux pop — je pense même que ça passe mieux. Si tu ne prêches que des convertis, que tu ne fais que des morceaux en colère pour des gens en colère, tu vas te coupe d’un public qui aimerait sûrement, lui aussi, savoir ce que tu as à dire. Ce qu’on veut c’est confronter les gens à des choses auxquelles ils ne sont pas habitués. On veut que notre musique modifie la vision qu’on a de l’être humain aujourd’hui.
Vous voulez donc devenir aussi gros que possible. Alloysious : C’est une attitude qu’on se doit d’avoir en tant qu’artiste. Ça va de pair avec la culture populaire, où tout n’est pas aussi clair qu’il n’y parait. En tant que groupe c’est important pour nous de faire partie de tout ça — notamment pour que les gens voient la diversité. Les choses vont changer, enfin je l’espère car c’est très important culturellement. Ça pourrait être intéressant d’entendre nos morceaux dans une playlist radio aux côtés de gros trucs mainstream. Que se passerait-t-il ? Est-ce que ça changerait quelque chose ? Le gens se diraient peut-être « Tu sais quoi ? Il faut que ça change. » Et les mentalités évolueraient.
On parle de quels gros trucs mainstream, là ? [Rires] Alloysious Massaquoi : On le sait tous mec, soyons honnête. [Rires]
Kayus Bankole : Ça prendra fin un jour et les mecs qui sont en train d’émerger vont commencer à palper. Ces mecs qui arrivent avec de la nouveauté, des nouveaux concepts, des nouvelles idées, seront en première ligne. Le feu vert sera donné et les gens vont commencer à se dire « ok, j’accepte ma différence, je vais penser autrement maintenant. » Ça commence petit à petit. On va davantage fonctionner au mérite. Peut-être que les mecs qui produisent de la merde vont se dire : « Ok, je dois me remttre en question. » L’industrie se dira « Ok ça, ça ne vend pas », et alors les choses intéressantes, avec du fond, prendront le dessus. Repousser ses limites pour toujours trouver des concepts intéressants, ça demande beaucoup d’efforts. Personnellement, c’est quelque chose qui me motive. Je veux pousser ma musique dans une nouvel dimension, une dimension encore jamais explorée. Socialement aussi, ça aura un impact, car les gens seront moins agressifs et éprouveront moins de haine les uns envers les autres.
‘G’ Hastings : Comme l’a dit Iggy Pop : « Seulement dix pour-cent de la population aime vraiment la musique. Tout le monde en écoute, mais seulement 10 % sont vraiment passionnés. » Les autres veulent juste un bruit de fond, mais plutôt que de les exclure, on va tenter de les séduire. Les gens qui achètent de la musique, achètent du bruit et si ce bruit les interpelle et qu’ils se disent « C’est quoi ce morceau ?! », alors tu ne t’adresses plus seulement aux 10 % — qui seront toujours là, quoi qu’il arrive. Dans nos sociétés, la culture pop est super importante. J’entends plus de gens parler de pop que de politique. Donc, chercher à toucher un maximum de gens avec la musique c’est quelque chose d’important qui peut être bénéfique à tous.
Eric Sundermann est souvent perdu mais ne le fait pas exprès. Il est aussi sur Twitter.