Music

Quand Quincy Jones parle, on se tait et on écoute


llustration – Brad Beatson

Plus personne ne prend aujourd’hui la peine de faire l’éloge de Quincy Jones et pourtant, si quelqu’un le mérite, c’est bien lui. Comme le disait son collaborateur et ami de longue date, Miles Davis, « certains livreurs de journaux ont le truc pour passer partout sans se faire mordre par le moindre chien. Quincy a ce truc. »

Bono décrit Quincy Jones comme le mec le plus cool qu’il ait rencontré. Pour Oprah, il est l’incarnation même de l’amour, et si vous vous demandez encore comment elle est passée de simple animatrice d’une chaine de Chicago à la femme d’influence qu’elle est aujourd’hui, sachez que c’est justement grâce à Quincy, qui l’a découverte en zappant, un soir, dans sa chambre d’hôtel. En tant que producteur délégué de la série, c’est aussi lui qui a fait de Will Smith le Fresh Prince du Prince de Bel-Air.

Si vous avez déjà regardé Ray, je suis sûr que vous vous souvenez de cette scène où Quincy refuse de jouer dans le sud car les lois Jim Crow sont encore en vigueur. Car en plus d’avoir du talent, Jones est un homme de convictions, et ce, depuis son tout jeune âge. Quincy a aussi marqué l’histoire en devenant le premier Noir nominé pour le prix du « Meilleur Morceau Original » aux Academy Awards. Producteur du célèbre « We Are the World », Quincy a aussi fait rêver de futures grandes stars pendant leur jeunesse, comme un certains Dre qui, avant d’être le premier rappeur milliardaire, voulait devenir Quincy Jones. Je n’ai aucune preuve de ce que j’avance, mais je pense aussi que si Schoolboy Q s’appelle ainsi, c’est grâce à Quincy.

Dans les années 50, Jones était le trompettiste de Dizzy Gillespie. Dix ans plus tard, il s’est occupé de Sarah Vaughan, Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Peggy Leen et Dinah Washington. Dans les années 70 et 80, il a produit Off the Wall, Thriller et Bad. Voilà, je viens de vous présenter 3 % de la carrière de Quincy. Oui, seulement 3%. À côté de lui, n’importe qui passe pour un petit joueur. Aujourd’hui, Quincy Jones a 81 ans, mais seulement sur le papier, car il a l’énergie d’un jeune de 24 balais. Il y a quelques mois j’ai eu la chance de le rencontrer, on est revenu sur son apparition dans le documentaire The Distortion Of Sound, sa relation avec 2Pac, Miles Davis, son amitié avec Clint Eastwood et son boulot avec Michael Jackson.

Noisey : The Distortion of Sound se concentre sur l’influence négative qu’ont eue les nouvelles technologies sur la musique. Tu penses que la facilité apportée par la technologie fait chuter la qualité des productions ?
Quincy Jones : Je ne pense pas que ce soit le cas pour les rappeurs. Parfois, ils ont du mal à trouver des mecs qui répondent à leurs attentes. Je me rappellerai toujours de ma rencontre avec Russell Simmons en 1985. A l’époque, il avait pris tous les grands rappeurs sous son aile. Mon fils était ado, il faisait du break dance et il a eu la chance de rencontrer tous ces mecs.

Et ensuite, ton fils s’est mis à produire LL Cool J, Ice Cube et 2Pac…
C’était un gamin talentueux et il l’est toujours d’ailleurs. Il est devenu végétarien et est en pleine forme. Il est né en 1968, quand j’étais à
Londres pour le film The Italian Job sur lequel j’ai travaillé avec Michael Caine. En parlant de Michael, on s’est rendu compte qu’on était nés la même semaine, la même année, à la même heure. On était fous quand on s’est rendu compte de ça. Pour fêter nos 80 ans, on a organisé une grosse soirée à Vegas ensemble et il y avait tout le monde, de Bono à Stevie Wonder. Vraiment tout le monde était venu. Malgré mes 81 ans, je ne me sens pas du tout vieux, j’ai l’impression d’en avoir 24.

Je trouve que les vieux se prennent trop au sérieux. J’en parlais récemment avec Johnny Mandel. Il a 88 ans maintenant et ça fait 70 ans qu’on est meilleurs potes. À l’époque où on jouait avec Count Basie et Lionel Hampton, Johnny m’a dit, « Q, tu verras, on sera les premiers mecs à ne jamais grandir. »

Rester jeune c’est important pour être créatif ?
Absolument, surtout dans le jazz. J’ai commencé à
jouer dans des clubs avec Ray Charles. On bossait dans cinq clubs différents quand on était ados. Je me souviens d’un prof incroyable que j’avais à Seattle. Il s’appelait Parker Cook et un jour il m’a dit « tu es en train de faire ce que Dieu t’a appris ». On jouait de tout, on jouait du swing à Sousa et on finissait nos soirées en jouant du be-bop jusqu’à 3 heures du mat’ au Elks Club. On n’était pas motivés par l’argent ou la célébrité. On voulait juste être les meilleurs, en s’amusant dans ce qu’on faisait.

Aujourd’hui c’est l’inverse, tout le monde veut être riche et célèbre non ?
Je n’ai jamais compris cet état d’esprit, mais en effet, c’est une source de motivation pour beaucoup aujourd’hui. Pas tous bien sûr. À l’époque, c’est quelque chose dont on se foutait. J’ai rencontré Ray Charles quand j’avais 14 ans ; lui en avait 17. Après on ne s’est plus lâchés. Quand on a commencé
à jouer ensemble, on était un mélange entre Nat King Cole et Charles Brown, et on jouait du saxo comme Charlie Parker. Ray est devenu aveugle à 6 ans, il savait parfaitement lire la musique et m’a même appris à la lire en braille. Les jam sessions qu’on faisait à Seattle représentent sûrement la plus belle période de ma vie.

Tu as appris quoi de Duke Ellington ?
J’ai beaucoup appris de Duke et de Sarah Vaughn — c’était le gratin de la composition et de l’arrangement. Le Big Band Era c’était mon Vatican. J’y ai vu les groupes que j’écoutais quand j’avais 12, 13 ans. Tous les soirs jj’y allais pour écouter Count Basie, Duke Ellington, Woody Herman.

Avant mes 11 ans, j’avais un autre but, je voulais devenir gangster. Je suis de Chicago, mon père était charpentier pour les frères Jones, les plus grands gangsters du Midwest. Il construisait toutes leurs maisons. En 1941, ils avaient réussi à amasser 110 millions de dollars grâce à leurs différentes activités. Et quand Al Capone a appris qu’ils avaient gagné autant d’argent, ils ont fui au Mexique.

Tout ce que je voyais c’était des corps morts, des guns, des cigares et des tas de billets.

On a déménagé à Seattle où mon père a trouvé du travail au chantier naval de Bremerton. Je me rappelle qu’en tant que petit gangster de onze ans on contrôlait la zone et, un jour, on est entrés dans une des réserves de la base, on a volé des tartes, des glaces et ça s’était terminé en gigantesque bagarre de bouffe. Je me souviens du bureau du responsable il y avait un piano, et une petite voix me poussait toujours à y retourner pour l’essayer. J’y suis donc retourné et j’ai appuyé sur une touche. La note qui est sortie a littéralement changé ma vie.

J’ai commencé par le piano, après je me suis mis au sousaphone puis au trombone, car c’est toujours eux qu’on voyait en première ligne dans les défilés. Et pour finir, j’ai joué de la trompette.

C’est donc à Seattle que tu es devenu pote avec Clint Eastwood ?
Je l’ai rencontré au Trianon Ballroom. Ses vieux avaient déménagé
à Seattle pour travailler chez Boeing. On s’est rencontré et ça a tout de suite accroché. Je l’appelle « Albino Red ». C’est un grand fan de jazz et il sait même jouer du piano. Ce mec est un musicien dans l’âme. J’ai d’ailleurs embauché son fils, Kyle, pour venir jouer quelques dates avec moi au festival de Montreux.

J’ai vraiment eu une vie extraordinaire. J’ai eu la chance de travailler avec les plus grands musiciens de ces 60 dernières années : Louis Armstrong, Billie Holliday, Ray Charles, Simon et Garfunkel, Michael Jackson, etc. Le destin a bien fait les choses. J’ai aussi rencontré les Beatles avant qu’ils ne viennent aux Etats-Unis. Depuis notre première rencontre, en 1962 à Londres, Paul n’a pas changé d’un poil. Ce voyage à Londres était incroyable. Je n’avais que 17 ans et j’ai rencontré les Beatles, les Stones et Elton John. Imagine !

Raconte-nous ta meilleure anecdote sur Miles Davis.
La première fois que je l’ai rencontré c’était en 1950. J’avais quitté l’école à
Boston et j’étais parti sur New-York pour chercher du travail. Je n’avais jamais mis un pied dans cette ville et quand j’y sai atteri, c’était plus beau que dans mes rêves les plus fous. Miles m’avait demandé de venir pour faire quelques petits arrangements pour lui. Un soir nous sommes allés au Blue Note et Oscar Peterson m’a présenté tous les grands musiciens présents. On a fini totalement saouls au fond du bus avec Oscar. À l’avant, il y a avait Al Hibler et Art Tatum, tous les deux aveugles. Un moment j’ai entendu le bus démarré, et j’ai réalisé qu’Art Tatum et Hibler étaient en train de conduire ! Oscar s’est précipité à l’avant du bus et a repris les commandes de l’engin. Il était si saoul qu’il aurait finalement été plus raisonnable de laisser conduire un aveugle.

On a fini la nuit dans un autre club et derrière moi, un mec accompagné de trois filles nous interpelle : « J’ai entendu dire que vous essayiez de me copier, bande de fils de pute. » C’était Miles Davis. Il adorait intimider les gens, mais c’était une vraie crème, comme Sinatra. Par la suite, ces mecs sont devenus deux de mes meilleurs amis. Dans son livre, il dit que je fais partie de ses cinq meilleurs amis, et c’est quelque chose qui m’a beaucoup touché car Miles n’était pas n’importe qui.

Tu as travaillé à la fois avec des inconnus et des icônes. Qu’est-ce qui différencie un artiste « lambda » d’une future grande star ?
On ne peut pas comparer les gens. Depuis que j’ai 14 ans, j’ai bossé avec des tas d’artistes différents.
Ils me disaient tous que je ne pourrais jamais faire de rock’n’roll, mais je leur disais que j’en faisais déjà depuis mes 12 ans— à l’époque où on l’appelait rythm and blues. Je suis parti en France pour deux semaines et j’y suis finalement resté cinq ans. Là-bas, mon prof me disait « Dieu nous a appris 12 notes. Beethoven, Bird, Bach et Basie n’en utilisaient que 12. Jusqu’à ce qu’il t’en donne 13. Et je veux que tu en fasses quelque chose. »

Je suis passé par plein de phases différentes, des orchestres symphoniques aux cuivres, des instruments à vent aux percussions— j’ai joué 28 ans en essayant de combiner toutes mes compétences. Rien ne me fait peur. Frank Gehry m’a un jour sorti : « Si l’architecture est une forme de musique figée, la musique doit être une forme d’architecture fluide. » Je lui ai répondu que pour moi la musique était un « fluide émotionnel architectural ». En tant que charpentier, mon père a toujours voulu que je devienne architecte, et c’est en quelque sorte ce que je suis devenu, dans la musique.

C’est quoi ton secret ?
Je n’ai jamais eu peur de rien. C’est bizarre de prendre du recul et de regarder tout ce qui m’est arrivé. La seule peur que j’avais c’était qu’on me demande quelque chose que je n’étais pas capable de faire.
Quand tu te retrouves face à un Sinatra ou un Ray Charles, il vaut mieux être prêt— et je l’étais. Cet état d’esprit m’a aidé à faire tout ce qui me plaisait.

C’est difficile d’être producteur tu sais. Il faut toujours anticiper ce que va te demander l’artiste ou la manière dont il va réagir. Il faut savoir les pousser mais aussi les laisser se reposer quand il faut. En tant que producteur, tu as beaucoup de responsabilité. Si la musique n’est pas dans le bon tempo, que les chanteurs ne sont pas bons ou que l’ingénieur du son est mauvais, c’est la faute du producteur. Alors que si le morceau est un hit, c’est le chanteur qui va récolter les louanges et le producteur passera au second plan. C’est la nature humaine qui veut ça et moi ça ne m’a jamais dérangé. Marvin Gaye a voulu travailler avec moi sur What’s Going On, mais hélas ça ne s’est pas fait. Je devais aussi travailler avec Michael Jackson, mais les mecs d’Epic lui ont dit que j’étais trop jazzy pour travailler avec lui…

Tu as quand même fini par bosser avec lui. En 1979 vous avez sorti Off The Wall et Thriller en 1982.
Oui, en fait, je sélectionnais les morceaux et Michael les enregistrait. Pour Off the Wall, on a travaillé jour et nuit. On a écrit deux morceaux et demi dont « Don’t Stop Till You Get Enough. » Michael a écrit quatre morceaux pour Thriller et, pour Bad, je lui ai dit « pourquoi tu ne ferais pas tout l’album, excepté deux titres ? »
Pour « Man in the Mirror », on a demandé à un des treize écrivains qui bossait pour ma boite d’édition de se charger du texte, et c’est devenu l’un de ses plus gros hits.

Pendant l’enregistrement de Thriller, Michael était souvent en tournée. Il ne contrôlait pas ce qu’on faisait. Mais tout s’est bien passé. Ma femme de l’époque, Peggy Lipton, connaissait Vincent Price, alors nous lui avons passé un coup de fil. Tout ce qu’on faisait, on le faisait au feeling. Personne ne s’attendait à connaître un tel succès. Si j’ai un conseil à donner aux gens c’est de faire ce qu’ils aiment et d’y croire. Je ne crois pas ce que les sondages et les statistiques srvent à quelque chose. Si tu fais de la musique simplement pour plaire, alors tu as choisi la mauvaise voie.

Avec Michael on fonctionnait à l’émotion. Si un morceau nous procurait des frissons, c’est qu’on était sur la bonne voie. Je n’ai jamais pensé à la notoriété avant Thriller et « We Are The World ». Même si après tous ces hits, c’est devenu quelque chose d’inévitable.

Parles-nous un peu de ta relation avec 2Pac.
Avant qu’on se rencontre, il avait écrit des choses bizarres sur mes gosses — puis il est tombé
amoureux de ma fille et tout a changé. La première fois que je l’ai rencontré, il était tard et c’était dans une épicerie fine de LA. J’étais avec mes filles, Rashida et Kidada, je suis allé vers lui et je lui ai dit, « Hey Pac, il faut qu’on parle. » [Rires] J’aurais pu me faire tirer dessus, mec. Je lui ai dit que je n’avais pas apprécié ce qu’il avait dit sur mes enfants. On a réglé cette histoire très vite et ensuite on est devenus très proches. C’était vraiment un mec génial. Je me souviens d’une fois où il est venu au Bel-Air Hotel, j’étais en pleine réunion. C’était un truc assez formel alors il est rentré chez lui mettre une cravate avant de revenir. C’était un gars super gentil et plein d’attention.

Vous étiez tous les deux des membres actifs de la communauté noire. Vous meniez le même combat pour plus de justice sociale.
Exactement. On était sur le point d’adapter Pimp d’Iceberg Slim dans lequel il aurait joué avec Snoop Dogg. Il m’appelait tout le temps pour savoir où
en était le projet. Le rap était dans une autre phase à cette époque. Je me rappelle que, quand on a fait Le Prince de Bel-Air, les gens étaient étonnés. Mais 2Pac est mort dans les bras de ma fille à Vegas alors qu’elle allait fêter ses 21 ans. L’année d’après c’est Biggie qui nous a quitté, puis quelques années plus tard Alliyah… Tous ces décès ont vraiment affecté ma fille. J’ai six filles dont je suis très fier. La plus vieille a 61ans et la plus jeune 21. Je les aime de tout mon cœur. Et je peux vous dire que c’est stressant d’avoir six filles. Ça doit d’ailleurs être pour ça que je perds mes cheveux.

Rashida avait d’ailleurs écrit une lettre à The Source pour te défendre face aux plaintes de 2Pac, vrai ?
J’étais surpris et fier d’elle. Elle était si jeune. Je leur ai toujours dit que la rue faisait partie d’elles, même si elles n’avaient pas grandi dedans, car moi j’ai grandi dans la rue et tout ce que j’ai appris c’est la rue qui me l’a enseigné.


Jeff Weiss est un homme patient. Il est l’auteur de 2Pac Vs. Biggie: An Illustrated Guide of Rap’s Greatest Battle, et gère le site Passion of the Weiss. Suivez-le sur Twitter.